Dans l’ourlet de la forêt reposait un village. Une vieille route courait près du lieu, menant vers les villes du sud et, par le passé, c’était elle qui avait donné au village de l’importance et une certaine prospérité. Depuis lors, d’autres artères avaient été construites et de moins en moins de voyageurs traversaient les bois profonds. Il y avait sept années qu’une caravane n’avait été aperçue dans la région. Les pierres roses dont était construit le village s’étaient faites plus tendres et les cœurs plus durs. Sur une colline, parmi les arbres, se dressait un temple. Ses piliers étaient cerclés d’or terni et les tuiles turquoise du toit s’étaient écaillées. Néanmoins, les prêtres vivaient bien, car les villageois étaient restés pieux. Tous les soirs, sur le point le plus élevé du temple, un fanal était allumé pour rappeler aux dieux où reposait le village.

Il arrivait parfois qu’une famille convenable du pays, en découvrant qu’elle avait trop de bouches à nourrir, offrît au temple un fils cadet (aucune femme n’y était permise) en tant que serviteur. Tel était précisément le cas de Scarabée.

A l’âge de sept ans, sa nourrice l’avait abandonné, à la lumière fantomatique qui précède l’aube, dans la cour extérieure du temple. Autour de son cou, sur un morceau de soie, était accroché un petit rubis avec un crapaud. C’était le « cadeau » de l’enfant, sans lequel il ne pouvait espérer de place dans le sanctuaire. Le pauvre Scarabée (qui, à l’époque, avait un autre nom) resta debout à pleurer dans le matin froid, jusqu’à ce qu’un prêtre finisse par arriver d’un pas pesant pour le découvrir sans grand plaisir.

— Encore un galopin. Enfin, c’est la tradition. Voyons un peu... ah, quel piètre joyau. Cesse de renifler, gamin. Tu es désormais enveloppé dans la munificence du temple.

Le prêtre prit alors le futur Scarabée par la peau du cou et le conduisit à l’intérieur.

Là, au fur et à mesure que s’écoulaient les années, Scarabée (qu’il était maintenant) grandit, nourri d’une charité religieuse faite de lait mouillé, de cartilages, de croûtes et de pelures. Cependant que le temple l’instruisait dans les arts intellectuels et spirituels du balayage, du brossage, du polissage et du ramassage. Son nouveau nom, qui lui avait été donné dès les premiers jours, était destiné à encourager une industrie désintéressée par simple magie évocatrice. Les autres serviteurs du sanctuaire avaient des noms similaires, sauf un mince garçon qui avait le droit de nettoyer les chandelles de l’autel et de verser l’encens et qui aidait parfois les prêtres lorsqu’ils se dévêtaient et prenaient le bain sacré. Celui-là, appelé Précieux, dormait toujours dans une cellule à part et mangeait à la table des prêtres. Mais il est vrai que le temple avait acheté Précieux à la dernière caravane.

En de très rares occasions, des voyageurs dans le besoin faisaient halte pour s’abriter dans le temple. Bien qu’il leur fût demandé une redevance, elle s’avérait légèrement inférieure aux tarifs de l’auberge du village.

Un jour, lorsque Scarabée, maigre, décharné et le regard fatigué comme les autres (hormis Précieux) eut atteint dix-sept ans, un colporteur fit usage de l’hospitalité des prêtres. Le lendemain soir, le Grand-Prêtre convoqua Scarabée pour une entrevue.

— Cher Scarabée, dit le Grand-Prêtre, qui présidait à partir de son divan, une table à son chevet portant des confiseries, des pêches et du vin (de telle sorte que Scarabée aurait pu en baver si sa bouche ne s’était autant desséchée), mon fils, mon attention a été attirée sur le fait que tu es retombé dans ton péché habituel.

— Mon Père, pardonne-moi, s’écria Scarabée en se jetant à terre, pardonne-moi d’avoir mangé les trois chandelles... mais je suis torturé par une telle faim...

— Hélas, dit le Grand-Prêtre en jouant tristement avec une amande glacée, il te faut rechercher la vertu de l’abstinence. Ne t’avons-nous rien appris tout le temps que tu es resté parmi nous ? Hélas, trois chandelles. (Scarabée bégaya en sentant déjà la corde sur son dos.) Mais ce n’est point le sujet pour lequel je t’ai convoqué. En vérité, puisque tu as librement confessé ton péché, peut-être pourrons-nous l’oublier pour cette fois.

Scarabée en croyait à peine ses oreilles. L’expérience lui avait appris que, si un châtiment lui avait été épargné, quelque chose de pire devait lui être accordé. Tremblant, Scarabée n’arrivait pas à imaginer de quoi il pouvait s’agir.

— Le péché auquel je faisais allusion, mon fils, est ton habituelle paresse déconcertante. Les dieux ne sont pas servis avec mollesse. Tu restes appuyé sur ton balai à rêvasser et tu demeures au lit jusqu’à l’aube. Tu es toujours observé, mon fils, même lorsque aucun homme ne se trouve près de toi. Les dieux sont constamment sur le qui-vive. J’ai eu l’impulsion de te châtier, mais je crois finalement que ta paresse est due, non pas à la méchanceté, mais plutôt à une lenteur du sang. C’est pour cette raison que je me propose de t’envoyer exécuter une course qui te vivifiera et te ramènera à nous, je le crois, plus frais et plus zélé.

Scarabée était bouche bée.

Le Grand-Prêtre picora quelques baies confites avec une certaine répugnance, afin de ne pas les affliger de son mépris.

Il continua :

— J’ai appris qu’un riche seigneur et sa dame ont récemment établi leur résidence dans la forêt. Ils vivent retirés du monde, ce qui est indicatif de leur modestie. Mais il me semble qu’il faudrait leur rappeler l’unique réconfort que donnent les dieux et qui se trouve en ce lieu-ci. Nous avons toute raison de supposer que, vivant aussi paisiblement qu’ils le font, ils n’ont pas conscience de ce temple sacré à quelques jours de distance de leur demeure. Je propose donc qu’un messager leur soit envoyé avec cette information. Et pour cette tâche, c’est toi que j’ai sélectionné, cher Scarabée. Car... (le Prêtre lui sourit alors) ...si tu es souvent nonchalant, je crois que ton cœur est pur.

Scarabée était aplati. Son cœur, pur ou non, tonnait sous l’émotion. Il n’osait poser de question ni protester.

— Tu seras revêtu de quelques beaux atours, ajouta le Grand-Prêtre en fermant à demi ses gros yeux, de telle sorte que les pupilles parurent scintiller sur l’adolescent comme des pointes de lances. Tu représenteras l’autorité et la piété du temple. Naturellement, tu ne songeras point à prendre la clef des champs, mais si les démons de la forêt te tentent et veulent te détourner de ta mission, il faudra que tu comprennes que ma malédiction te suivra. Te rappelles-tu le destin de Fourmi qui, ainsi tenté, s’est enfui en emportant quelques offrandes en argent ?

— Oui, mon Père. Nous ne l’avons jamais revu.

— Sais-tu pour quelle raison, mon fils ?

— Parce que, nous as-tu dit, ta malédiction l’a chassé.

— C’est exactement cela. Tu te rends donc compte que tu devras rester sur tes gardes et ne point errer. Car cette malédiction est terrible et absolument inévitable, une fois mise en branle. Les ossements de Fourmi gisent dans les bois. Mais tu accompliras ta mission et reviendras à notre charge bienveillante.

— Oh, oui, mon Père, oui.

— Très bien. Va. L’on viendra t’instruire plus amplement. Tu partiras demain au lever du soleil.

Scarabée tira sa révérence en rampant. Une fois à l’extérieur, parmi la colonnade dans la pénombre, il se releva et referma ses bras sur soi pour se rassurer.

De toute évidence, c’était le colporteur (qui avait paru inquiet en arrivant au temple) qui avait parlé au Grand-Prêtre des nouveaux voisins fortunés dans la forêt. Toutefois, quelques récits bizarres avaient déjà atteint le village, rapportés par des charbonniers, des mendiants itinérants et autres. Certains disaient qu’un prince et une princesse s’étaient installés dans les bois. D’autres disaient qu’il s’agissait d’un couple de sorciers. Des surprises surgissaient parmi les arbres. Des lumières flottaient, des cloches retentissaient et des tapis ou des nuées volaient entre les branches supérieures.

Scarabée, que l’on prenait pour un sot et qui veillait à ne pas corriger cette impression, avait déjà deviné la raison du choix dont il venait de faire l’objet en tant que porteur des salutations du temple. Étant superflu, il était sacrifiable. Si les sorciers le tuaient et le mangeaient, le temple ne s’en porterait pas plus mal. D’autre part, si un bon quart de ces histoires se révélait exact, le couple aisé pourrait être amené au bercail. Ou bien, après la visite de Scarabée, il pourrait envoyer au temple un présent splendide dans l’espoir qu’on le laissât tranquille. Dans lequel cas Scarabée aurait risqué sa vie favorablement.

Quant à Fourmi, il pouvait être présumé qu’il vivait de l’autre côté de la forêt et dépensait les offrandes dont il s’était emparé. Ce n’était pas que Scarabée ne redoutât les malédictions du Grand-Prêtre, mais il en était venu à conclure qu’il n’était pas né sous une bonne étoile et que tous les endroits de la terre seraient pour lui pareillement funestes. A moitié mort de faim et démoralisé, il ne pouvait rassembler l’énergie nécessaire pour fuir d’une détresse à une autre.

Il attendit donc humblement et un prêtre ne tarda pas à venir lui apprendre ce qu’il devrait dire et dans quelle direction se trouvait la résidence du riche seigneur (magicien)... ou plutôt était censée se trouver (car les avis étaient partagés sur ce point). Cette nuit-là, Scarabée demeura éveillé sur sa paillasse qui le démangeait. Une heure avant l’aube, l’on vint le chercher, il fut aspergé d’eau froide, parfumé avec la moins précieuse des fioles, revêtu d’une robe passable et reçut une vieille mule, une crosse symbolisant ses fonctions ainsi qu’un parchemin rédigé par le Grand-Prêtre soi-même. Enfin, on lui remit de misérables provisions dans une sacoche et on lui fit franchir la porte du temple.

Seul Précieux, à partir d’une fenêtre en étage, se donna la peine d’observer le départ de Scarabée... pour quelque raison connu de lui seul. La forme dodue enveloppée comme toujours du cou jusqu’aux chevilles dans des tissus avenants, était bien visible. Mais Scarabée ne la vit point.

Il chevaucha dans le matin sans regarder en arrière ni franchement en avant.

Pendant plusieurs jours, Scarabée continua de chevaucher à travers la forêt, Au début, il trouva le changement de paysage plutôt agréable, mais il fut aussi très impressionné par la taille, la hauteur et la profondeur des bois, par les bruits et les senteurs étranges qu’ils émettaient et par les animaux qui y habitaient fort légitimement. Jusqu’alors, il avait passé tous ses jours isolé entre les murs du temple. Dormir sous les arbres l’emplissait de terreurs. Même de jour, le grognement d’un blaireau qui se retournait dans son sommeil lui faisait penser aux démons... dont il ne savait pratiquement rien hormis des vilenies.

De plus, les maigres provisions qu’il avait reçues ne tardèrent point à s’épuiser et la mule sombrait fréquemment dans la somnolence au milieu d’un pas pesant. Et nulle apparition ni signe de créatures humaines, terrestres, riches ou magiques.

Quant à la route, le cinquième jour elle devint tellement envahie par la végétation et ses pavés tellement instables que Scarabée fut forcé de s’écarter de sa surface. Il ne tarda pas à être perdu.

Ceci réalisé et la nuit étant imminente, Scarabée commença à méditer sur les capacités de malédiction du Grand Prêtre. Peut-être étaient-elles efficaces, après tout. En attendant, les bêtes sauvages de la forêt accordaient leurs hurlements et leurs trilles démentes. Hors des sentiers battus, un chat léonin viendrait assurément dévorer Scarabée et la mule, ou bien une créature diabolique aurait tout le loisir de les réduire en charpie. Une faible rage s’empara de Scarabée. Il conduisit la mule à l’abri d’un fourré et fit un feu à la hâte. En guise de souper, Scarabée se rongea les ongles ; il resta assis à ruminer. Il eut enfin l’impression de s’endormir.

Mais, peu de temps après, Scarabée se réveilla en entendant un bruit inquiétant à proximité.

Dans les fougères, quelque chose rôdait. Cela paraissait trop petit pour être le signe avant-coureur d’une mort horrible, ou alors il s’agissait d’un serpent venimeux. Scarabée se remit debout et, à la lumière du feu, surgit alors un gros lièvre au pelage semblable à du velours noir. A son cou était accroché un collier en or et à chaque oreille aux longs pétales se trouvait un minuscule croissant d’argent.

Sous le regard fixe de Scarabée, le lièvre balaya la terre avec ses oreilles en une salutation polie. Puis il se retourna et commença à s’en aller paisiblement.

Pris entre la frayeur et la curiosité et s’imaginant quelque peu être encore endormi, Scarabée se sentit poussé à le suivre.

Le lièvre ne manifesta aucun désagrément. Il continua de son même pas tranquille et, après avoir traversé une clairière en pente, pénétra dans un bosquet de noisetiers à travers lesquels filtrait le clair de lune, transformant en perles tous les fruits en train de mûrir.

Quelque part parmi les noisetiers, le lièvre s’évapora. Mais Scarabée avait alors aperçu la lumière d’une lampe qui brillait faiblement. Il se remit en route et, là où s’ouvrait le bosquet, il se retrouva en train de lever les yeux sur une humble chaumière ancienne, des fenêtres et de la porte ouvertes de laquelle se répandait la lueur. Là poussait un jardin, doux comme la nuit avec ses jasmins. Parmi les vignes vierges, une petite source jaillissait comme une chaînette d’argent. Tout près, sur une table grossière, se trouvait une cruche sympathique, des petits pains, des pommes et du fromage sur un plat en bois. Ce spectacle emplit Scarabée d’une faim redoublée. Mais il aperçut soudain les habitants de la chaumière qui se reposaient là, sous le mur. Scarabée, qui n’avait jamais bénéficié de bonté de quiconque après l’âge de sept ans, se méfiait de l’humanité. Il recula furtivement, déçu, derrière un groupe de noisetiers.

C’est alors que la lune, moins prudente que lui, pénétra dans la clairière et se mêla à la lumière de la lampe de la vieille chaumière, perle dans la citrine.

Scarabée distingua donc plus clairement le couple et un sursaut d’envie le parcourut. Car, s’ils étaient manifestement pauvres, vêtus de robes tissées à la main et ornés uniquement de feuilles de vigne, tous deux étaient jeunes et d’une beauté exceptionnelle.

La longue chevelure de la fille était noire comme le jais avec des reflets aquatiques. Ses yeux toujours dans l’ombre étaient du bleu de la fleur de myosotis et le firent cligner. A son côté était allongé l’homme, et ses yeux et ses cheveux étaient plus clairs que la lampe. Dans ses mains il tenait une lyre au dessin démentiel : elle paraissait incapable de pouvoir jouer, pourtant il en tirait des improvisations mélodieuses et, tandis que la fille reposait entre ses bras, il lui murmura en même temps ceci, qu’entendit Scarabée :

 

Dans la campagne déserte, sous l’arbre,

Du pain et du vin, et toi, près de moi.

Et sous notre chant ce désert deviendra

Le Ciel-sur-la-terre... et le restera.

 

Après quoi, le jeune homme doré glissa un regard dans la direction de Scarabée et sembla lui adresser un clin d’œil. Les nerfs de Scarabée subirent un affront, car il était bien caché. Nul ne pouvait le déceler. Il avait d’ailleurs dû se tromper au sujet de ce clin d’œil, car le jeune homme dit alors à la femme :

— Rentrons et laissons la nuit à l’extérieur faire comme bon lui plaira.

Elle aussi parut regarder alors vers Scarabée parmi les noisetiers, mais il était impossible qu’elle le vît. Tous deux se levèrent, pénétrèrent dans la chaumière et fermèrent hermétiquement la porte. Au bout d’un instant, la lumière fut baissée.

Scarabée attendit longtemps, un siècle de famine qui le tenaillait, avant de s’avancer sur la pointe des pieds jusque dans le jardin pour prendre un peu de nourriture sur la table, ainsi que la cruche en terre qui semblait pleine de vin sombre. Il avait tiré la majeure partie de son alimentation véritable en volant les prêtres ; il y avait été forcé et ce vol-ci ne lui inspira aucun scrupule, car, s’ils étaient pauvres, ces deux-là avaient tout ce qu’il leur fallait, en plus de la beauté et de l’amour. Mais, après une dizaine de gorgées, il abandonna la cruche parmi les racines des noisetiers avant de s’enfuir en courant.

Peut-être grâce à la chance des ivrognes, puisqu’il n’avait pas de chance véritable, Scarabée retrouva son feu en train de mourir et l’antique mule en train de ronfler à côté. Une fois là, Scarabée avala les pommes et le fromage presque sans les mâcher, au cas où le couple le poursuivrait. Ce ne fut point le cas. Au matin, ils supposeraient qu’une bête sauvage avait pris leur nourriture et renversé la cruche... peut-être le lièvre noir que Scarabée, rendu fou par la faim, avait cru voir porter des bijoux...

 

Scarabée rêvait que le soleil se levait au-dessus de la forêt et que les oiseaux faisaient une musique pareille à celle des lyres. Et, devant lui, ce n’était plus la mule décrépite, mais un cheval argenté magnifiquement revêtu de safran et d’or, des clochettes accrochées à la bride décorée de glands, les sacs de selle gonflés de part et d’autre de ses flancs robustes. Dans son rêve, par une réaction assez raisonnable, Scarabée resta sous le charme. Il se leva, imbu de bien-être et d’optimisme, et se rendit compte qu’il portait une robe de soie épaisse brodée sur toute sa longueur, tandis qu’il avait aux pieds des chaussures tellement confortables qu’il n’eût jamais su qu’il les portait sans la couleur de leur teinture. Les bagues qu’il avait aux doigts l’eussent également aveuglé si ses yeux, dans son rêve, n’avaient été aussi anormalement perçants et clairs...

— Eh bien, dit Scarabée au matin, voilà un beau rêve, mais je ferais mieux de me réveiller et de reprendre ma quête sans espoir pour cette demeure.

Scarabée se rendit alors compte qu’il était parfaitement éveillé.

En découvrant cela, il se laissa retomber à terre et se cacha la tête entre les mains. Il attendait, soit que l’abandonnent ces fausses images, soit qu’apparaisse et le réduise en pièces l’être diabolique qui les avait inventées.

Bientôt, ce fut le noble destrier qui s’approcha de Scarabée et se mit à le pousser doucement de la tête.

— Tu es la mule ? demanda Scarabée au cheval.

Le cheval ne répondit pas et se contenta de paître. Scarabée se releva encore. Une nouvelle vague de verdeur et de vigueur lui frappa le corps et il faillit s’évanouir, tant cette sensation était inaccoutumée.

Néanmoins, en ressentant tout cela, Scarabée ne trouva point facile de badiner avec la terreur et la timidité.

— Je dirai simplement ceci, expliqua Scarabée à la forêt. Si ces présents persistent, je ressemblerai à l’homme le plus riche de mon village.

Une pensée brutale le fit alors fouiller les sacoches. Naturellement, à l’intérieur, avec quelques en-cas appétissants, se trouvait une quantité de rubis, énormes et parfaits.

— Il me semble, dit Scarabée, qu’ainsi armé je pourrai rentrer au temple et raconter que je suis allé jusqu’à la demeure. Je pourrai faire passer ces rubis pour le présent du seigneur et de sa dame.

Sur cette joyeuse résolution, Scarabée se mit en selle.

— Si ma chance a tourné, je retrouverai ma route sur-le-champ.

Rapidement, chevauchant au petit bonheur, Scarabée tomba sur la route. Elle n’était plus envahie par la végétation.

Scarabée engagea le cheval sur les pavés et ils s’en furent en trottant vers le village.

— Dans la campagne déserte sous les arbres ! chantait Scarabée. Entre deux repas bien arrosés... avec du vin, du pain, des figues et du fromage, je ferai ce que bon me semble !

Il continua de la sorte pendant un jour ou deux, remplissant son estomac à volonté, chantant, faisant des remarques et lançant des plaisanteries à l’adresse de la forêt. Lorsque la nuit venait et abaissait la lumière, Scarabée s’allongeait sur le sol et s’amusait des bruits des animaux.

— Ma chance a tourné, disait Scarabée.

En fait, il se sentait si bien nourri et en forme qu’il ne pouvait garder en tête la moindre pensée pessimiste. Chaque fois que l’une de celles-ci tentait d’y pénétrer, une autre vague de vitalité l’en chassait.

Scarabée longea donc la route. Et comme le cheval allait bon train, son voyage retour fut plus rapidement réalisé que celui du départ.

Mais ce ne fut que lorsque les pierres roses du village apparurent dans le lointain que l’ultime décision jaillit en Scarabée.

— Je ne donnerai rien au temple, car ces objets précieux, comme la robe et la monture, m’étaient destinés. Il serait ingrat d’en abandonner une partie. Et les créatures qui m’ont soumis à ce merveilleux enchantement pourraient justement s’irriter et me punir... aussi improbable que cela paraisse. Non, je garderai tous ces présents et me contenterai de dire à ces prêtres que le seigneur et sa dame m’ont fait des cadeaux. Et pourquoi ne pas prétendre que ces deux paysans étaient précisément le seigneur avec sa maîtresse ? ajouta Scarabée, excité par son esprit acéré.

Sur cette dernière résolution, Scarabée entra en grande pompe dans le village.

Soyez sûrs qu’on ne manqua de le fixer béatement dans les rues.

— Qui est cet adolescent au port princier ? s’exclama-t-on.

Les bonnes familles qui vivaient des temps difficiles descendirent leurs filles aînées de leurs étagères et les époussetèrent.

Mais le jeune homme, grand, musculeux, la patine de la vigueur sur les cheveux et la peau, la joie dans ses grands yeux brillants, remonta la rue en direction du temple.

— Ho ! Il est pieux, dirent les villageois sans trop savoir ce que cela augurait.

Le sanctuaire, qu'il avait déjà aperçu, ouvrit largement ses portes.

Comme Scarabée pénétrait sur sa monture dans la cour extérieure (où il avait été abandonné, petit enfant sanglotant, dix années auparavant), le Grand-Prêtre en personne arriva avec empressement.

— Mon noble fils, s’écria le Prêtre, tu es le bienvenu !

Scarabée arrêta son cheval et regarda autour de lui. Ses beaux yeux étincelaient de joie et le Grand-Prêtre fut grandement enhardi, jusqu’au moment où le jeune homme lui adressa la parole.

— Se peut-il que tu ne me reconnaisses point, mon Père ?

— T-te reconnaître, ô adolescent sans pareil ?

— Mais je suis ton Scarabée revenu à votre charge bienveillante.

Or, si une transformation étonnante avait eu lieu en Scarabée, du genre dont seule est capable la magie, il était toujours Scarabée. Au bout d’un long silence contemplatif, il n’y eut pas un prêtre dans la cour qui ne commençât à s’en rendre compte, le dernier n’étant pas le Grand-Prêtre, dont les yeux d’obèse avaient des pupilles comme des pointes de lances.

— Mon fils, dit-il enfin, je sens que tu as atteint l’objectif que je t’avais fixé dans ma sagesse compatissante. Bien que j’imagine que tu aies douté que j’eusse alors ta fortune en tête, tu sais désormais que tel était bien le cas.

Scarabée eut un large sourire.

Le Grand-Prêtre releva ses jupes.

— Suis-moi, Scarabée, mon fils, car je vais t’accorder une audience privée.

— Certainement, dit Scarabée. Toutefois, il me faut avertir chaque personne présente de ne toucher ni à ma monture, ni à son harnachement, ni à ses sacoches. Ceux qui m’ont ainsi récompensé pour ma visite sont des magiciens très enclins à jeter des mauvais sorts... je me risquerai même à dire que leurs enchantements sont plus efficaces que ceux de notre saint père. Ils ont protégé ces présents d’une telle malédiction que je n’ose en répéter les constituants. Je répéterai simplement : Prenez garde !

Ayant ainsi parlé, Scarabée mit pied à terre et pénétra dans le saint des saints en se dandinant à la suite du Grand-Prêtre.

— Parle ! lui ordonna alors celui-ci.

Scarabée narra donc l’histoire suivante :

Après un pénible voyage, marqué par des attaques de lions des forêts et de serpents mortels et la famine, Scarabée avait atteint une demeure enchantée qui était manifestement celle de sorciers. Sa magnificence dépassait toute description ; il ne tenterait donc point de la décrire. Or, tandis qu’il restait en admiration devant la porte, un émissaire bizarre était arrivé (une nouvelle fois, une description inadéquate était inutile) et avait conduit Scarabée dans un jardin délicieux où étaient assis un jeune prince et sa princesse à la beauté sans égale.

— Je t’en prie, à quoi ressemblaient-ils ? dit le Grand-Prêtre, plutôt fâché d’avoir aussi peu à se mettre sous la dent.

Scarabée reprit longuement son souffle. Il fit un geste qui avait toute l’assurance d’un acteur populaire.

— Mon Père, bien que les mots soient défiés par la vérité, je vais te donner mon impression. Il était tout doré, comme le soleil, et ses yeux étaient dorés... on eût dit le jour en plein midi. Mais elle... oh, elle !... elle était l’enfant de la nuit, mais le jour l’adorait, de la même manière que l’on dit que le soleil est amoureux de la lune. Car il était le Jour, assis à côté d’elle, et à la façon dont il posait son regard sur elle, il était évident qu’elle était tout ce qu’il désirait. Mais lui, nulle femme (elle ne faisait pas exception à la règle) n’aurait pu le regarder sans émotion.

S’étant ainsi expliqué, Scarabée continua d’informer le Grand-Prêtre de la courtoisie avec laquelle le jeune couple l’avait accueilli, de l’opulence de la table dont ils l’avaient régalé, au point que le rapporter dépassait ses capacités. Lorsque la visite s’était achevée, ils avaient donné à Scarabée un costume et le cheval sur lequel il était revenu, ainsi que d’autres trésors cachés qu’il avait juré de ne pas révéler et qui, s’ils étaient touchés sans sa permission, foudroieraient le curieux.

Quelques instants, le Grand-Prêtre resta à méditer tandis que Scarabée se servait en oranges et sucreries disposées sur un plat.

Finalement, le Grand-Prêtre demanda d’une voix chargée d’un léger reproche :

— Mais, mon fils, ayant reçu les faveurs de personnes aussi... pieuses et aimables, ne leur as-tu point présenté le parchemin sacré et vanté les qualités de ce temple qui, depuis de nombreuses années, est pour toi un foyer et une famille ?

En entendant cela, Scarabée sentit en son cœur une épine de rancune. Il y prêta attention et répondit :

— Mais pour quelle autre raison m’avais-tu envoyé dans cette mission, mon Père ? Je t’ai obéi en tout point. Cependant, il semble que ce seigneur et sa dame ne quittent jamais leur maison. Par contre, ils t’invitent à leur rendre visite, si tu le désires.

A ces mots, les gros yeux du Grand-Prêtre sortirent presque de leur orbite et Scarabée dut feindre de s’étouffer avec une noix pour dissimuler son rire. Car il se représenta le Prêtre perdu dans la forêt ainsi que cela lui était arrivé, incapable d’y trouver la moindre demeure. Et Scarabée se dit : « Après tout, il est évident que j’ai réussi, vu la façon dont je suis revenu. Mais n’importe qui peut se perdre dans les bois. Je peux lui donner les mêmes indications qu’il m’avait données et le laisser s’amuser. Quant à l’être magique qui m’a pris en pitié, peut-être s’apitoiera-t-il aussi sur son sort. Bien que j’en doute. » Une nouvelle fois, il eut une petite crise d’étouffement qui amena le Grand-Prêtre à lui tapoter gentiment dans le dos.

 

Le lendemain matin, une heure après l’aube, le Grand-Prêtre pénétrait à cheval dans la forêt, accompagné par deux de ses sous-prêtres préférés et servi par le seul Précieux, qu’il avait pris en guise d’extra.

A aucun moment un seul des religieux du temple n’avait exprimé le moindre doute quant à cette mission. Au vu de Scarabée dans sa magnificence toute neuve, peut-être se rappelaient-ils un dicton de la région : La guêpe fait-elle du miel ? Il n’y avait rien de mal, si l’on y était convié, à rendre visite à de généreux excentriques. Car si un petit sot de bon à rien revenait avec de tels présents, quelle magnificence attendait un saint prêtre érudit ?

Scarabée avait chevauché plusieurs jours avec pour provisions le contenu d’une pauvre sacoche. Les trois prêtres avaient emporté un mulet supplémentaire chargé de tout ce qui avait été jugé nécessaire pour leur confort. Précieux conduisait ce mulet.

Durant la première journée, la procession s’avança sur la route. Ils furent importunés par les mouches, attirées peut-être par les sacoches remplies de nourriture ou le parfum de Précieux, mais tout se passa sans incident notable.

Le soleil descendit alors à l’ouest et commença à se coucher, et une teinte de bronze foncé renforça la forêt.

— Nous camperons ici, dans cette clairière à côté de la route, annonça le Grand-Prêtre. Érigez la tente.

A peine avaient-ils pénétré dans la clairière et commencé à mettre pied à terre qu’un étrange tremblement musical arriva du fond des bois.

Soyez certains que les trois prêtres tendirent l’oreille tandis que Précieux (qui, disons-le, avait depuis le début éprouvé des réserves muettes devant cette aventure) se glissait derrière un arbre.

L’instant d’après, une curieuse passion s’empara des cinq mules.

D’abord, elles renâclèrent, puis elles piaffèrent... de telle sorte que selles et sacoches tombèrent au sol et la troisième désarçonna un prêtre qui rejoignit la terre d’une manière qui n’eut pas l’heur de lui plaire.

Libérées de leurs fardeaux, les mules se précipitèrent à travers la clairière et, debout sur leurs pattes arrière, se mirent à danser une ronde en tapant des sabots contre ceux de leurs voisines.

Les prêtres fixèrent ce spectacle absurde et déconcertant.

Enfin, le Grand-Prêtre, qui avait habituellement sur soi un commentaire sagace pour toutes les occasions, fit remarquer :

— La proximité de la magie, cela est bien connu, peut bouleverser le comportement des animaux inférieurs.

A peine avait-il parlé que les mules cessèrent leur danse et commencèrent à paître au petit bonheur.

La lumière s’enfuyait rapidement à travers le crible de branches et de feuilles. Il se produisit alors une série d’éclats le long du sol... au milieu desquels bondit une ombre noire.

Les prêtres firent des signes pieux et le troisième fit mine de s’enfuir... mais ce qu’ils distinguèrent alors devant eux n’était rien de plus redoutable qu’un gros lièvre noir, manifestement un animal favori, car c’étaient l’or et l’argent de son collier et de ses boucles d’oreilles qui avaient étincelé dans l’herbe.

Le lièvre s’arrêta alors et s’inclina par trois fois à l’adresse des prêtres, de telle sorte que ses jolies oreilles balayèrent la terre.

Puis il se retourna, traversa la clairière, marqua un temps d’arrêt et les regarda.

— Voilà qui est fort flatteur, dit le Grand-Prêtre, car il semblerait que nos hôtes éventuels soient finalement venus à notre rencontre. Cet idiot de Scarabée, cela n’a rien de surprenant, aura mal interprété ou compris leurs désirs. Le lièvre est leur messager et nous devons le suivre.

Ce qu’ils firent. Même Précieux suivit à une distance respectable, tout autant effrayé de rester seul dans la forêt.

Au bout de quelques minutes de marche à travers les artères des bois qui s’assombrissaient, une grande lumière apparut et une nouvelle clairière s’ouvrit, illuminée de manière extravagante par des lampes de verre coloré suspendues aux arbres par des chaînes en or, ou à des piquets en ivoire sculpté là où il n’y avait pas d’arbres. Les lieux avaient été rendus si beaux et éclatants que tous les oiseaux des alentours, qui venaient de se retirer pour la nuit, s’étaient réveillés, supposant que le soleil s’était levé en avance pour les surprendre, et commençaient à chanter rapidement et follement des airs gazouillés. Une autre mélodie jouait dans la clairière, mais elle n’avait aucune source précise.

Au milieu de la clairière poussait un unique noisetier, mais ses feuilles étaient en argent et les coquilles vertes étaient pareilles à des émeraudes. Autour du noisetier, sous des baldaquins en or, étaient installés des divans de soie écarlate couverts de coussins de satin rouge empilés.

De l’un de ceux-ci se levèrent alors un jeune homme et une femme ; clairement, d’après les descriptions de Scarabée, il s’agissait du seigneur et de sa dame, les deux magiciens.

Le jeune homme ne pouvait être qu’un prince, tant il était beau et somptueusement vêtu, de l’or pour son apparence dorée, et à son côté se tenait une fille modeste de dix-sept ans habillée d’argent, avec des saphirs dans sa cascade de cheveux bleu nuit, et deux saphirs aussi dans les yeux.

— Vous êtes les bienvenus, mes amis, s’exclama le jeune prince. En vérité, depuis que nous avons reçu votre émissaire, nous vous attendions avec impatience.

La jeune fille d’apparence discrète sourit aux prêtres avant d’abaisser ses cils adorables.

Très rapidement, les représentants du temple furent assis sur les divans. Mais, lorsque Précieux s’approcha, le prince se fit brutalement sévère.

— Votre serviteur ne peut s’asseoir à votre côté, révérend père. Il doit aller s’installer là-bas, hors de la lumière.

Le Grand-Prêtre ne discuta point. D’un geste noble, il écarta Précieux et la créature méprisée s’assit à l’endroit où on le lui avait demandé, dans l’ombre, loin de la chaleur et de tout confort.

Le lièvre noir s’était évaporé, mais d’une partie mystérieuse des bois sortit alors une troupe de ouistitis rayés qui marchaient avec une grande solennité. Ils s’approchèrent des prêtres et leur lavèrent les mains et les pieds dans de l’eau parfumée ; d’autres produisirent des cruches en or d’où flottaient les vapeurs entêtantes d’un vin sur lequel avaient été émiettés des pétales de roses ; d’autres encore arrivèrent dignement, portant des plats précieux dont la valeur fit écarquiller et scintiller les yeux des trois prêtres.

Un festin plantureux fut servi. Ce furent le jeune prince et sa princesse en personne qui servirent leurs invités, recouvrant leur front de guirlandes de myrtille, remplissant leurs verres dorés et leurs assiettes... avec une joie évidente, tandis qu’eux-mêmes ne mangeaient rien. (A Précieux, ils se contentèrent d’envoyer un ouistiti avec un bol d’eau en argile et des herbes dans un récipient en bois.)

Tandis que se déroulait le banquet, le prince et la princesse magiciens s’assirent et contemplèrent respectueusement les prêtres ; le prince implora le plus éminent d’entre eux de les instruire de la nature des dieux tandis qu’elle, toujours discrète, n’osait prendre la parole.

Ainsi se passa une grande partie de la nuit, à manger et boire, dans un monologue intellectuel et philosophique du Grand-Prêtre qui, ayant enfin trouvé un auditoire digne de lui, parla plusieurs heures sans l’ombre d’une hésitation, ne requérant que de temps à autre un peu de vin pour lubrifier son gosier. Il jaillit en lui de telles finesses durant ce discours, véritables joyaux de pénétration, qu’il fut empli d’une humble fierté et d’un bonheur qu’il n’avait peut-être jamais éprouvés depuis son enfance. Quant à leurs hôtes, ils restaient suspendus à ses paroles avec autant de beauté que les lampes accrochées aux arbres au-dessus d’eux.

Néanmoins, le moulin à paroles du Grand-Prêtre finit par s’épuiser et il mit un terme à sa litanie. Sur les divans voisins, l’on pouvait observer que les deux autres prêtres avaient été à ce point emportés par l’extase devant ce sermon qu’ils avaient fermé les yeux pour le savourer d’autant mieux. A l’arrêt de sa voix, tous deux sursautèrent comme s’ils sortaient d’un rêve ou d’une vision merveilleuse, comme si, en vérité, ils avaient été arrachés brutalement à un profond sommeil.

Les ouistitis s’approchèrent à nouveau, des friandises furent servies, ainsi qu’un vin plus suave encore que les précédents. (Et même Précieux eut droit à un autre bol d’eau.)

— Révérend Père, dit alors le prince, il nous est absolument impossible de te remercier pour ce que tu nous as donné ce soir. Comme les paroles sont inadéquates, nous espérons que les quelques cadeaux que nous allons vous offrir pourront vous payer en retour. Car un esprit, un cœur et une âme tels que les vôtres exigent une récompense très spéciale. Quant à nous, hélas, un long voyage nous attend et il nous faut partir. Nous sommes sûrs que vous pourrez faire bon usage des commodités que vous trouverez autour de vous en ce lieu. Au matin, les présents vous attendront. Cependant, veuillez garder tout ce qui vous plaira, par exemple les plats et les verres. Votre serviteur pourra aussi garder son bol et sa tasse, ajouta le prince.

— Mon fils ! s’écria le Grand-Prêtre (et des larmes gonflèrent ses yeux exorbités). Je suis bouleversé. Mon seul chagrin est que le hasard voudra peut-être que je ne vous revoie point.

— Un jour viendra peut-être où je vous rendrai visite en votre temple.

— Ah, mon fils, quel jour de joie cela sera !

— Bon père, ne me flatte point. Je ne puis le croire.

— Mais si, c’est vrai !

C’est au milieu de ces échanges de politesses que le prince du plein jour prit congé des prêtres, ainsi que (dans le silence) la fille que Scarabée avait appelée « Fille de la Nuit ».

Après leur départ, les cruches continuèrent de se remplir et la nourriture resta chaude et odorante, tentant les prêtres de s’empiffrer de nouveau.

Au bout d’un moment, ils entendirent un bruit métallique et soyeux, levèrent les yeux et contemplèrent trois plantureuses demoiselles qui sortaient des bois et se dirigeaient vers eux, vêtues uniquement de clochettes.

Les prêtres s’entre-regardèrent, mais peu de temps.

Sur les notes de la musique invisible, les demoiselles à clochettes commencèrent une danse sinueuse fort intéressante. Les prêtres les regardèrent avec beaucoup d’attention et laissèrent même leurs assiettes intactes.

Lorsque la danse arriva à sa fin, les filles se séparèrent et s’approchèrent des divans des prêtres où elles manifestèrent l’intention de s’allonger en leur compagnie.

Si la règle du temple exigeait le célibat, l’on avait fréquemment remarqué qu’elle ne s’appliquait pas en toute occasion. Tandis que les danseuses leur souriaient, les caressaient, les pinçaient et les délaçaient avec le désir évident de se montrer utiles et agréables, le Grand-Prêtre exprima la dernière décision de la soirée :

— Ce serait une erreur grave et disgracieuse que de rejeter l’hospitalité de nos hôtes. D’ailleurs, ce sont des magiciens et les insulter représente un danger, sans parler de l’impolitesse devant tout le mal qu’ils se sont donné.

Puis il se trouva trop occupé pour en dire davantage sur la question. Et, très rapidement, il s’éleva des gémissements, des grognements et des cris si puissants que certaines émeraudes en tombèrent du noisetier.

 

Au petit matin, les prêtres s’éveillèrent d’un sommeil réparateur... et découvrirent à portée de la main tout ce qu’il leur fallait pour rompre leur (très bref) jeûne avec le plus grand appétit.

Bien que les divans et les coussins luxueux fussent toujours présents avec le petit déjeuner, il ne restait aucun signe de leurs hôtes ni de leurs serviteurs. Le noisetier avait également disparu, ainsi que les lampes ; seul le soleil illuminait la clairière. Il révéla aux prêtres qu’ils étaient désormais revêtus de robes religieuses si magnifiques qu’ils étaient eux-mêmes devenus des lampes, tandis qu’à leur cou luisaient des joyaux étonnants, et dans les bourses brodées reposant sur leur ventre tout doré se trouvaient de grandes quantités d’émeraudes.

Trottant parmi les arbres, ce fut alors au tour de trois chevaux gris argenté d’apparaître, décorés comme pour des rois ; celui qui était destiné au Grand-Prêtre portait un caparaçon de pourpre avec tant de glands tintinnabulants faits d’or et de perles qu’il était étonnant qu’il pût faire un pas sans tomber. Un quatrième cheval s’avança, chargé de coffres marquetés d’or et d’onyx. Un rapide sondage révéla qu’ils contenaient les assiettes et les verres précieux du festin de la veille, soigneusement empaquetés, ainsi que des vêtements et des meubles, des ornements et des accessoires qui firent retentir une nouvelle fois la forêt d’expressions de joie.

Ce fut alors au tour de la mule de Précieux infestée de puces de pénétrer lentement dans la clairière en regardant autour d’elle d’un air blessé. Précieux, vêtu comme de coutume, était lové sous un arbre, endormi, mais il se leva dès que le Grand-Prêtre lui en donna l’ordre et, un instant pantelant et bouche bée, baissa les yeux ainsi que la tête.

— Prends la tasse en argile et le bol en bois qui t’ont été donnés par le seigneur et sa dame. Ne les méprise point. (Précieux chargea maussadement ces objets sur sa mule.) Il me semble qu’ils ont décelé en toi un défaut qui m’est resté invisible, ce qui explique qu’ils ne t’aient point récompensé ni permis de festoyer. (Précieux fit une grimace exagérée.) Ne boude point. La nuit que nous avons connue ne peut nullement avoir diminué ta valeur. Avance donc prudemment, à l’avenir. Pas un mot. Monte sur ta mule.

Précieux monta donc sur sa mule.

Les prêtres enfourchèrent leurs chevaux élégants et le troisième prêtre conduisit diligemment le cheval chargé de trésors.

C’est ainsi qu’ils repartirent pour le village, discutant en chemin de la manière dont on les admirerait dans les rues.

Et il en fut ainsi qu’ils l’avaient prédit.

 

Le soleil se couchait de nouveau, comme il en avait l’habitude, lorsque Scarabée entendit un brouhaha dans le village en dessous du temple. Durant l’absence du Grand-Prêtre, il avait logé dans les appartements de ce gentilhomme, ce que le reste du temple n’avait osé lui refuser puisqu’il était le favori des magiciens. A part ses excursions jusqu’à la table personnelle du Prêtre et auprès de son cheval, Scarabée avait passé les heures à compter ses rubis et à élaborer des plans pour un avenir qu’il comptait couler au-delà de la forêt. Peut-être ne s’était-il pas attendu au retour du Grand-Prêtre, du moins avant un grand nombre de jours. Mais en entendant ces bruits d’excitations, Scarabée se sentit découragé. « Se peut-il, songea-t-il, que ces mauvaises gens aient aussi reçu des présents ? Où est donc la justice ? » Il monta jusqu’au toit en terrasse où était allumé la nuit le fanal qui devait secouer l’amnésie des dieux. Ses yeux étant désormais perçants, il put alors contempler un spectacle remarquable.

Voici ce qui était arrivé : alors qu’ils entraient dans le village, le troisième prêtre, qui conduisait le cheval précieusement chargé, avait senti une piqûre brutale à la cuisse et avait pensé qu’il s’agissait d’une puce de sa mule en action. Mais il songea aussitôt que cela était impossible, puisqu’il ne chevauchait pas sa vieille mule, mais un splendide destrier. Il avait le soleil couchant dans les yeux et, ébloui, il se retourna vers son compagnon le plus proche, dont il eut une vision absolument extraordinaire. Le prêtre eut en effet l’impression que son frère n’était pas vêtu comme l’habitant d’une cour royale, mais qu’il était aussi nu qu’un ver, avec sur le corps quelques lianes et une grande quantité de boue. Le troisième prêtre n’exprima aucune opinion sur ce spectacle, mais il se frotta les yeux et regarda rapidement le chef de son ordre.

— Ta-ta, c’est le soleil. Car voici notre Père lui-même entièrement nu hormis quelques grosses taches de déjections d’oiseaux et, à la ceinture (qui ressemblait à un gros ver mort), il porte une gourde dans laquelle... non, non. C’est le soleil qui m’éblouit.

Finalement, le prêtre prit son courage à deux mains et regarda sur soi. Il remarqua ainsi que son propre ventre bien rempli s’élevait tout nu et bien rond face à la lumière souriante du soleil couchant. C’est alors qu’une puce le piqua encore, car il était juché sur sa vieille mule, avec des coquilles d’escargots et des plumes de hibou sur la bride et une selle ornée d’orties sous son postérieur douloureux.

Ainsi donc, voici ce qui arriva : le village aux pierres roses vit un soir son Grand-Prêtre et deux de ses familiers suivre sur leurs mules la rue qui menait au temple, vêtus uniquement de quelques rares serpentins et bouts de végétaux ainsi que d’une généreuse dose de produits d’êtres ailés. Ils avaient aussi, empilées sur les mules, des gourdes débordant d’excréments de lapins, de morceaux d’écorce desséchée et de laissées de renards et de chats sauvages. Il s’ensuivit naturellement un brouhaha et, à ce spectacle, naturellement, Scarabée se hâta de descendre.

Sur la route, devant la porte du temple, tous se retrouvèrent dans la confusion et le final manque de pitié du soleil.

— Voyons, Père très pieux, s’étonna Scarabée, que vous est-il donc arrivé ?

Après cela, il y eut un moment de cris et de bousculades où le Grand-Prêtre chercha à pénétrer de force dans le temple, mais Scarabée et sa propre mule l’empêchèrent. Puis ce fut un silence enivré, dont profita Précieux pour avancer au trot, inchangé, vêtu normalement, sur une mule sans décoration bizarre.

— Laissez-moi parler ! s’écria alors Précieux.

Le village, évitant de regarder la nudité du Grand-Prêtre, demanda donc à Précieux de s’exécuter.

— Je les dénonce, fit Précieux d’une voix stridente. J’ai été épargné, mais ce sont de mauvais hommes et ils ont été châtiés pour leurs péchés... de la même manière que le vertueux Scarabée fut béni.

Précieux narra donc ce qui suit : En pénétrant dans la forêt dans des buts avaricieux, les prêtres avaient rencontré deux sorciers. Les prêtres étant en état de péché, ils avaient pu leur infliger un enchantement. Mais Précieux, qui avait percé cet enchantement à jour, n’avait pas été touché.

— Alors, continua Précieux, ces hommes se sont allongés sur le sol boueux, à la lumière du million de lucioles qui s’y étaient amassées et se sont laissé revêtir de guirlandes d’herbes puantes et de fougères mortes. Il leur fut offert de l’eau croupie, ils en burent et s’en lavèrent ; ils dévorèrent avec délectation des œufs pourris, des nids d’oiseaux et autres objets détestables. (Pour ma part, je reçus de l’eau et des herbes saines.) Les sorciers invitèrent alors le Grand-Prêtre à discourir sur la nature des dieux, ce qu’il fit pendant cinq ou six heures en déblatérant des blasphèmes tels que je n’en ai jamais entendus, même à la taverne. Il déclara que les dieux avaient des voix d’oies, des queues de chiens, bavaient et avaient fait le monde à partir de fiente et... idée on ne peut plus ridicule... que la terre était ronde et tournait dans le vide. De temps à autre, l’un des deux autres prêtres lâchait un ronflement sonore pour bien marquer qu’il acquiesçait à tout cela. Lorsque cet abominable récital arriva enfin à son terme, les deux sorciers prirent congé. Mais trois guenons sortirent alors de parmi les arbres et se mirent à danser ; assez vite, ces prêtres mauvais attirèrent les guenons à terre, se roulèrent avec elles dans la boue et commirent de tels actes que je ne pus supporter de les regarder. Au petit matin, les trois prêtres se réveillèrent vêtus ainsi que vous les voyez, ce qu’ils jugèrent avantageux, montèrent sur leurs mules et revinrent ici en se vantant tout du long de leur réussite. Quant à moi, qui étais innocent, je suis également revenu porter témoignage contre eux. Car tout ce qu’ils ont fait, sous l’effet de l’Illusion, fut rendu possible par leur envie irreligieuse de nourriture, de boissons fortes et leurs faims hideuses et interdites pour la chair et l’or.

Ceci dit, Précieux se cacha la tête entre les mains et plusieurs villageois s’approchèrent pour le réconforter. Mais d’autres crièrent que c’était un terrible sort, que les prêtres innocents n’étaient pas à blâmer et que, en particulier dans le cas des guenons, Précieux aussi avait été abusé.

— Vous les pensez incapables d’un tel acte ? s’écria Précieux.

Il porta alors aussitôt les deux mains sur les tissus auxquels n’avaient pas touché les sorciers et sur des bandages qui se trouvaient en dessous et arracha tout ce qui le recouvrait du cou jusqu’aux genoux. Précieux se révéla alors sous la forme d’une jeune femme bien ronde et avenante qui rougissait de honte et de rage et déclara :

— Ils m’ont achetée alors que j’étais à peine plus âgée qu’une enfant et m’ont élevée en secret pour servir de courtisane à ce saint père et à ses favoris. Pour dissimuler la vérité, ils m’ont fait me bander les seins et m’ont menacée d’un sort qui me ferait mourir mille morts si je révélais la vérité. J’aurais pu m’enfuir, mais pour aller où ? D’ailleurs, j’avais des raisons personnelles pour rester, l’une d’elle étant l’espoir que les dieux mettraient ces animaux à nu comme aujourd’hui.

Précieux (Précieuse ?) s’enveloppa alors dans ses vêtements et s’enfuit en courant.

Le Grand-Prêtre et ses familiers ne bougèrent pas, ratatinés dans leur graisse. A cet instant, on entendit un étrange appel. Les villageois se tournèrent vers lui et virent trois jolies guenons qui avançaient sur la route. Elles coupèrent à travers la foule et bondirent entre les bras peu accueillants des prêtres, et même entre ceux du Grand-Prêtre ; elles inondèrent chacun d’eux de baisers simiesques ainsi que de tous les signes et embrassements indélicats que manifestent à leurs maris des jeunes mariées de la plus basse extraction.

 

Scarabée chevaucha une seconde fois hors du village, mais il se dirigeait vers le sud et il avait le cœur léger, car sa chance avait tourné.

Il n’était pas allé bien loin lorsqu’un personnage sortit de parmi les arbres d’un pas sautillant. Ce n’était autre que Précieuse, dans une robe grossière mais portant des fleurs dans les cheveux. Scarabée avait toujours détesté Précieux lorsqu’il était un gamin gâté et flagorneur. Mais la jolie Précieuse qui avait été abusée était une tout autre question.

Derrière eux, dans le village, les prêtres payaient leurs nombreuses dettes, mais Précieuse n’était pas restée pour voir cela. Elle leva les yeux sur Scarabée et lui déclara :

— Je t’ai aimé avant même que tu sois devenu un si bel adolescent. Je laissais des chandelles là où tu pouvais les trouver et les manger et je les enduisais au préalable de sauce de mouton. Quand ils t’ont envoyé dans la forêt, j’ai prié et fait des offrandes aux dieux pour que tu reviennes sain et sauf. J’avais juré qu’un jour je viendrais tout te raconter. Mais, vois, j’ai emporté une dot.

Elle lui montra une assiette en argent sertie de joyaux exquis, ainsi qu’un verre en or absolument pur.

Scarabée la hissa donc sur son beau cheval et l’embrassa. Ce fut le baiser le plus suave qu’ils eussent connu.

Le temple du village cessa d’allumer son fanal. Il espérait que les dieux et les sorciers l’oublieraient. Scarabée et Précieuse vécurent à des milles de là, dans un autre pays. Au bout d’une année, ils érigèrent un autel en l’honneur d’un seigneur du jour et d’une dame ténébreuse qu’ils appelaient la Fille de la Nuit. Précieuse adorait aussi d’autres dieux, mais Scarabée ceux-là uniquement. Pourtant, lorsque Scarabée (que l’on appelait désormais par son premier nom) apportait des offrandes et de l’encens aux pieds de la Fille de la Nuit, le Destin ne lui annonça jamais qu’il était en avance sur son époque.

Les sortilèges de la nuit
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